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11 Novembre 1918
24 octobre 2006

Gabriel Chevallier - 163e R.I.

Les télégraphistes ont capté des radios. Nous savons qu’il est question d’armistice, que les Allemands ont demandés des conditions de paix au G.Q.G Le dénouement approche

Un matin, vers six heures, un observateur nous réveille.

- Ca y est. L’armistice à onze heures.

- Qu’est ce que tu dis ?

- L’armistice à onze heures. C’est officiel.

Nègre se lève, regarde sa montre.

- Encore cinq heures de guerre !

Il endosse sa capote, prend sa canne. Je lui demande :

- Où vas-tu ?

- Je descends à Saint-Amarin. Je déserte, je vais me mettre à l’abri et je vous conseille de passer ces cinq heures au fond de la sape la plus profonde que vous trouverez, sans en sortir. Rentrez dans le ventre de notre mère la Terre et attendez l’accouchement. Nous ne sommes encore que des embryons, au seuil de la plus grande gésine qu’on ait vue. Dans cinq heures, nous naîtrons.

- Mais qu’est ce qu’on risque ?

- Tout ! On n’a jamais tant risqué, on risque de recevoir le dernier obus. Nous sommes à la merci d’un artilleur mal luné, d’un barbare fanatique, d’un nationaliste en délire. Vous ne pensez pas, par hasard, que la guerre a tué tous les imbéciles ? C’est une race qui ne périra pas. Il y avait sûrement un imbécile dans l’arche de Noé, et, c’était le mâle le plus prolifique de ce radeau béni de Dieu ! Cachez vous, je vous dis … Salut on se reverra en temps de paix.

Il s’éloigne rapidement, il disparaît dans la brume du matin.

- Au fond, il a raison, me dit l’observateur.

- Eh bien, reste avec moi. Ici, on ne craint pas grand-chose.

Il s’étend sur la couchette de Nègre. Aucun bruit de guerre ne trouble le matin. Nous allumons des cigarettes. Nous attendons.

Onze heures.

Un grand silence. Un grand étonnement.

Puis une rumeur monte de la vallée, une autre lui répond de l’avant. C’est un jaillissement de cris dans les nefs de la forêt. Il semble que la terre exhale un long soupir. Il semble que de nos épaules tombe un poids énorme. Nos poitrines sont délivrées du cilice de l’angoisse : nous sommes définitivement sauvés.

Cet instant se relie à 1914. La vie se lève comme une aube. L’avenir s’ouvre comme une avenue magnifique. Mais une avenue bordée de cyprès et de tombes. Quelque chose d’amer gâte notre joie, et notre jeunesse a beaucoup vieilli.

A cette jeunesse, pendant des années, pour tout objectif, on a désigné l’horizon couronné d’éclatements. Mais nous savions cet objectif inaccessible. La terre molle, gorgée d’hommes, vivants et morts, semblait maudite. Les jeunes gens, ceux du pays de Balzac et ceux du pays de Goethe, qu’ils fussent retirés des Facultés, des ateliers ou des champs, étaient pourvus de poignards, de revolvers, de baïonnettes, et on les lançait les uns contre les autres pour s’égorger, se mutiler, au nom d’un idéal dont on nous promettait que l’arrière ferait un bon usage.

A vingt ans, nous étions sur les mornes champs de bataille de la guerre moderne, où l’on usine les cadavres en série, où l’on ne demande au combattant que d’être une unité du nombre immense et obscur qui fait les corvées et reçoit les coups, une unité de cette multitude qu’on détruisait patiemment, bêtement, à raison d’une tonne d’acier par livre de jeune chair.

Pendant des années, après qu’on eut lassé notre courage et qu »aucune conviction ne nous animât plus, on a prétendu faire de nous des héros. Mais nous voyions trop que héros voulait dire victime. Pendant des années, on a exigé de nous le grand consentement qu’aucune force morale ne permet de répéter continuellement, à chaque heure. Certes, beaucoup ont consenti leur mort, une fois ou dix fois, résolument pour en finir. Mais chaque fois que la vie nous restait, après que nous en avions fait don, nous étions plus traqués qu’avant.

Pendant des années, on nous a tenus devant des corps déchirés et pourris, hier fraternels, dont nous ne pouvions nous défendre de penser qu’ils étaient à l’image de ce que nous serions demain. Pendant des années, jeunes, sains, gonflés d’espoirs trop tenaces qui nous torturaient, on nous a tenus dans une sorte d’agonie, comma la veillée funèbre de notre jeunesse. Car pour nous, encore vivants aujourd’hui, survivants, le moment qui précède la douleur et la mort, plus terrible que la douleur et la mort, a déjà duré des années …

Et la paix vient d’arriver brusquement – comme une rafale. Comme la fortune échoit à un homme pauvre et usé. La paix : un lit, des repas, des nuits calmes, des projets que nous n’avons pas eu le temps encore de former… La paix : ce silence qui est retombé sur les lignes, qui emplit le ciel, qui s’étend sur toute la terre, ce grand silence d’enterrement… Je pense aux autres, à ceux d’Artois, des Vosges, de l’Aisne, de Champagne, de notre age, dont nous ne saurions déjà plus dire les noms….

Un soldat, en passant, me jette :

- Ca fait tout drôle

On vient informer notre nouveau colonel que les Allemands quittent leurs tranchées et s’avancent à notre rencontre. Il répond : « Donnez des ordres pour qu’on ne les laisse pas approcher. Qu’on tire dessus ! » Il a l’air furieux. Un secrétaire m’explique : « Il attendait ses étoiles de général » Notre joie doit l’offenser.

Ensuite nous décidons d’aller, nous aussi, fêter l’armistice à Saint-Amarin. Nous remonterons ce soir. Nous estimons que le service de renseignements n’a plus de renseignements à recueillir ni à fournir. Depuis onze heures, nous ne sommes plus des soldats, mais des civils que l’on retient abusivement.

Nous descendons les entiers en plaisantant gaiement

Vououou…. Nous nous jetons à terre, contre les troncs. Mais, au lieu d’une explosion, nous entendons un éclat de rire

- Bougre d’idiot !

Celui qui a imité le sifflement d’un obus nous répond :

- Vous n’avez pas encore l’habitude de la paix !

C’est vrai. Nous ne sommes pas habitués encore à ne plus avoir peur.

A Saint-Amarin, tout le monde boit, s’interpelle et chante. Les femmes sourient, sont acclamées et embrassées.

Je sais à quel café trouver Nègre, et nous nous y rendons directement. Il s’y trouve en effet. Manifestement, il est un peu ivre déjà. Il monte sur la table, renverse les verres, les bouteilles, et, pour nous souhaiter la bienvenue, montrant la foule des soldats d’un geste large :

- Le 1561e jour de l’ère jusqu’au-boutiste, ils ressuscitèrent d’entre les morts, couverts de poux et de gloire !

- Bravo, Nègre !

- Soldats, je vous félicite, vous avez atteint votre objectif : la Fuite !

- Vive la Fuite !

Nègre s’avance, nous presse sur son cœur, nous installe à sa table et appelle le patron :

- Holà, brave Alsacien, qu’on abreuve les vainqueurs !

Je crie dans le bruit :

- Nègre, que pense Poculotte des événements ?

- Ah ! c’est une autre affaire ! Tu sais ce que j’ai vu ? A onze heures précises, je m’annonçais chez le baron. Il y a cinq ans que j’attendais ce moment. Il l’a pris de haut : « Vous désirez, sergent ? » Mais je l’ai calmé : « Mon cher général, je viens vous informer que désormais nous nous passerons de vos services et que nous laisserons à la Providence le soin de remplir les cimetières. Nous vous informons encore que, notre vie durant, nous aimerions ne plus entendre parler de vous ni de vos estimables collègues. Nous voulons qu’on nous f….. la Paix, la Paix, la Paix !

Rompez, général ! »

Gabriel Chevallier, "La Peur", Librairie Stock, 1930, pp. 315-319 (Contribution de Jérôme C. Merci !)

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