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11 Novembre 1918
15 octobre 2006

Max Barthélemy - 338e R.I.

Départ à trois heures du matin, nous sommes tête de colonne ; nous éclairons la marche, drôles d'éclaireurs !

Le brouillard est d'une telle opacité qu'on ne distingue absolument rien.

Quand il fait jour la visibilité n'est guère meilleure, on ne discerne les objets que jusqu'à une trentaine de mètres tout au plus. Ce pays des Ardennes me paraît être singulièrement brumeux. Nous traversons Renvez, les Allemands, que nous suivons à petite distance, ont tout l'air d'être parvenus à l'extrême limite de la dépression physique et même morale. La route est parsemée d'équipements et de fusils ; nous trouvons même une mitraillette abandonnée. Ils sont probablement à bout de forces, sans ravitaillement ; ils balancent tout ce qui les surcharge. Ils en ont enfin soupé de la riflette.

Vers dix heures nous faisons halte. A notre grande surprise le temps passe, on ne repart pas... Tiens ! Qu'est-ce que ça veut dire ?

Nous sommes à cent mètres de Sécheval, mais nous n'en savons rien ; le paysage est invisible, rideau tiré. Personne, parmi nous, ne songe à la fin des hostilités.

Nous marchons sans, arrêt depuis le cinq novembre, nous sommes sans aucune nouvelle de l'arrière depuis cette date.

Quelques coups de canon se font encore entendre au loin, très espacés. Nos officiers n'en savent pas plus que nous, la preuve en est qu'ils nous disent :

"Nous ne sommes plus qu'à quatre kilomètres de la Meuse, Charleville n'est qu'à huit kilomètres sur notre droite ; demain, les gars, attendez-vous à prendre un bain complet, nous traverserons la Meuse. Les Fritz seront de l'autre côté et en défendront le passage".

Nous en concluons que c'est probablement, pour cette raison que nous stationnons ici, qu'on va prendre des dispositions pour la bataille du lendemain et que nous n'avancerons plus guère aujourd'hui. Aussi nous ne sommes nullement intrigués lorsque, vers onze heures un quart, nous apercevons un chasseur à cheval arrivant au galop, porteur d'un pli.

Il réclame le commandant de nos deux compagnies, 21e et 22e, qui marchent ensemble.

Le capitaine de la 22e reçoit le pli et l'ouvre d'un air soucieux. Aussitôt nous voyons son visage s'éclairer et il nous rassemble autour de lui pour nous apprendre, d'une voix émue, que les hostilités viennent d'être suspendues par un armistice !

Tous, sans exception, nous sommes frappés de stupeur et restons tout d'abord comme assommés par une nouvelle aussi inattendue, sauf pour le capitaine, puisqu'il nous l'avait prédite, un mois auparavant.

Une demi-minute s'écoule ainsi dans un silence impressionnant puis, tout à coup, comme si nous nous étions concertés, un grand cri jaillit de nos poitrines :

- Vivent les rescapés !

Aussitôt après, dans une inénarrable cacophonie, beaucoup se mettent à chanter.

Après un quart d'heure passé dans une folle agitation, voici, tel un symbole, le brouillard qui s'évanouit sous les rayons du soleil ; nous apercevons, tout près de nous, un village dont nous ne soupçonnions pas l'existence, c'est Sécheval. Alors nos officiers ont grand'peine à calmer notre exaltation. Enfin c'est décidé, nous allons entrer dans Sécheval en chantant la Madelon...

Nous nous reformons en colonne par quatre et juste à cet instant, il n'est pas loin de midi, deux coups de canon, tirés par l'ennemi, retentissent dans l'éloignement. Est-ce un signal ? Quoi qu'il en soit ce sont les deux derniers qu'il m'a été donné d'entendre.

Nous partons au pas cadencé, l'arme sur l'épaule, et nous défilons ainsi à travers le village en chantant à tue-tête. La voix ne nous manque pas ! Cette irruption intempestive fait se rassembler tous les habitants sur notre passage, nous leur crions la nouvelle, ils nous sautent au cou, ils nous embrassent en pleurant de joie.

Les rangs sont rompus, nous sommes entraînés dans les maisons, nous logeons partout sans billets de logement. L'émotion est à son comble, la joie nous fait oublier à tous, civils et militaires, que nous n'avons pas encore mangé ce jour-là.

Mais, peu après, les habitants nous apprennent que, le matin même, une patrouille de nos camarades, pénétrant dans Sécheval, se heurta à des traînards allemands qui tirèrent sur elle et tuèrent le caporal et un homme. Cette nouvelle refroidit quelque peu notre enthousiasme, beaucoup d'entre nous se rendent au cimetière pour y saluer les tombes fraîchement refermées de nos deux derniers morts.

In Max Barthélemy, "La fin de la riflette, racontée par un bleuet du Morvan", Editions de la Revue du Centre, 1934, pp. 242-245

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