André Pestourie - 60e R.I.
Sur ce qui était l'immense champ de bataille, silence complet, silence inconnu depuis plus de quatre ans. Il y a quelques minutes, des hommes s'entretuaient encore, sans se connaître. Il ne suffisait que d'un seul mot pour arrêter le sang de couler : l'Armistice
Mon Dieu ! pourquoi le monde est si cruel pour ne pas arrêter cette tuerie avant que 10 millions d'hommes soient tombés ? Dans les deux camps, ces innombrables soldats, ennemis depuis quatre ans, aujourd'hui debout sur le parapet, ne cherchent plus à se descendre.
Une grande joie règne au 60e. On se serre les mains, on s'embrasse, Les officiers sont là avec leurs hommes ; c'est la grande familiarité. L'amitié entre tous, c'est bien la meilleure discipline. En quittant le bataillon de marche pour venir en renfort au 60e, le.commandant nous a dit :
- Les Boches, il ne faut pas en avoir peur ; on leur rentre dedans !
En effet, on est y est bien rentré dedans, mais je ne peux pas dire que je n'ai jamais eu peur.
Dans l'après-midi de cette journée glorieuse et historique, la musique du 60e donne un concert sur la place de Tourteron. La plus grande partie du régiment est là. Le premier morceau qu'elle nous fait entendre : « Ils n'auront pas l'Alsace et la Lorraine ». C'est bien de circonstance : ces deux provinces vont redevenir françaises. Je pense à mon instituteur de Chavagnac qui nous a si souvent parlé de ce beau coin de France ; son rêve est réalisé. Bravo Monsieur Delmont !
En terminant, c'est le chant de la « Marseillaise » qui est accompagné par tous les poilus. Les musiciens sont applaudis à tout rompre.
Nous ne pouvons pas arroser cet immense bonheur. C'est dommage ! Depuis que nous courons après les Boches, aucun ravitaillement ne nous parvient en dehors de notre roulante. Nous l'arroserons plus tard. Nos vivres journaliers sont assez limités et peu variés, mais avec la gloire du moment nous ne sommes plus au ravitaillement. C'est le bonheur complet. Déjà nous pensons et nous voyons l'espoir en l'avenir, à la vie de famille, le travail réel et encourageant, enfin la joie de vivre !
In André Pestourie, "Mon carnet de guerre", Imprimerie Nouvelle Maugein et Cie, Brive, 1968, p. 150.